Interviews et conférences de presse

«Nous poursuivons la révolution» : l’entretien du Premier ministre à RFI

13.06.2018

Un mois après le changement de pouvoir pacifique en Arménie, Nikol Pachinian, 43 ans, devenu Premier ministre, fait preuve de sa transformation de révolutionnaire en homme d’Etat. Il promet des élections parlementaires en 2019 et se lance dans la bataille des grandes réformes dans un pays gangrené par la corruption. Il accorde un entretien à RFI.

RFI : En Arménie vous étiez connu en tant qu’ancien journaliste, député d’opposition, activiste. Comment vivez-vous votre transformation en homme d’Etat après la révolution de velours ?

Nikol Pachinian : De manière générale, toutes les révolutions sont basées sur un choix à faire : s’arrêter à un moment donné ou bien poursuivre la révolution. Dans le cas de l’Arménie, c’est le peuple qui a décidé ce que je devais faire. J’ai compris que si j’essayais de décider seul de mes activités à venir, je risquerais de trahir le peuple. Aujourd’hui, nous poursuivons la révolution. Nous avons soulevé des problèmes sur la place publique et nous sommes ici pour les résoudre.

L’un des problèmes que vous avez soulevés concerne la corruption dans le système judiciaire. Comment allez-vous réformer le système dont vous avez hérité et envisagez-vous de faire une thérapie de choc comme cela avait été réalisé en Géorgie après la révolution de 2003 ?

Au cours des dernières années, des centaines de milliers de dollars de fonds internationaux ont été dépensés pour améliorer le fonctionnement du système judiciaire. Il s’agissait notamment de l’argent de l’UE et des crédits du FMI. Toutes ces réformes ont été qualifiées comme très efficaces par ceux qui les ont financées. Ce qui devait être fait au niveau de la législation a été réalisé à 90%. Pourtant, force est de constater que ce n’était pas suffisant pour résoudre un seul problème : les ordres directs aux juges émis depuis le 26, avenue du Maréchal Baghramyan (résidence du Premier ministre, ndlr.). Moi, je ne passe pas ce genre de coups de fil. Donc le problème est résolu. Les juges corrompus seront tout simplement arrêtés. Ceux qui ne prennent pas de pots-de-vin travailleront en toute liberté et indépendance. Il n’y a donc pas besoin de réaliser une thérapie de choc.

Le rôle des femmes dans le nouveau gouvernement est très similaire à celui de l’ancien gouvernement. Sur 17 ministres il n’y a que deux femmes. Comment l’expliquez-vous ?

Durant ces derniers jours, j'ai nommé également quatre femmes vice-ministres. Cette révolution de velours n’a pas eu lieu auparavant à cause de la passivité des deux principales forces : les femmes et la jeunesse. La participation des femmes dans ce processus politique a été immense et inédite. Les choses ont évolué trop rapidement pour que ce rapport de force puisse être reflété dans la composition du gouvernement. L’activisme civil ne s’est pas encore transformé en activisme politique. Je reste persuadé que dans les années à venir, le rôle des femmes sera plus important dans le processus politique.

Vous avez annoncé un grand projet de rapatriement des Arméniens de la diaspora, environ sept millions, dont 500 000 en France. Comment vous allez le réaliser ? Beaucoup sont investis dans des projets économiques et culturels en Arménie sans y habiter. Doivent-ils s’engager aussi politiquement ?

Le grand projet de rapatriement est un objectif stratégique de mon parti Contrat Civil. Je suppose que le potentiel de nos compatriotes peut être utile, non seulement dans les domaines économique et culturel, mais aussi dans le système de gouvernance et d’administration publique. Il y a certaines limites législatives en la matière, par exemple, un individu peut devenir ministre s'il est uniquement citoyen d’Arménie et a vécu pendant les quatre dernières années en Arménie. Pour le peuple arménien dispersé dans le monde entier, ce n’est pas une réglementation efficace et constitue un obstacle concret dans l’utilisation du potentiel de l’unification exceptionnelle du peuple arménien après la révolution de velours, non violente et démocratique. Finalement, augmenter leur implication pourrait être un premier pas vers le grand rapatriement.

En tant que membre de l’Union eurasiatique, l’Arménie a signé l’accord de partenariat avec l’UE à l’époque de Serge Sarkissian qui déclarait une politique de complémentarité. Vous qui voulez créer la rupture avec votre prédécesseur, comment voyez-vous la politique internationale de votre pays aujourd’hui ?

Le processus politique qui a abouti au changement du pouvoir en Arménie n’a pas eu de contexte international. Cela conditionne la politique étrangère que nous avons adoptée. Nous affirmons qu’il n’y aura pas de revirement géopolitique. Les vecteurs resteront les mêmes, mais les différences vont se faire sentir dans le contexte de la politique intérieure de l’Arménie. Notre objectif est de défendre les intérêts nationaux, la souveraineté et l’indépendance de notre pays. Notre politique étrangère ne va pas être « pro-occidentale », ni « pro-russe » ou autre. Nous sommes pro-arméniens.

Mais vous avez promis de lutter contre les monopoles économiques et les oligarques. On peut supposer que cela peut aller à l'encontre des intérêts des grands groupes russes tels que Gazprom, Rosneft. Donc, votre politique intérieure va avoir un impact international.

Il s'avère que Gazprom serait un monopoleur naturel pour l’Arménie en matière d’approvisionnement de gaz, cependant nous avons également l’alternative du gaz iranien. Quand nous arriverons à obtenir un prix plus compétitif, on peut l’importer de l’Iran. Et c’est déjà le cas. Donc, il n’y a pas de monopole. Mais nous nous soucions aussi des mécanismes de tarification qu’on souhaite étudier. Le gaz russe arrive jusqu’à nos frontières au prix de 150 dollars le millier de mètres cubes, bien que le consommateur paye le double du prix. Nos partenaires russes comprennent notre approche et sont ouverts à la discussion. En ce qui concerne l’importation de carburant par Rosneft, je suis certain qu’il n’y aura pas de monopole en la matière.

Pourtant, cette compagnie a-t-elle bien le monopole aujourd’hui ?

Non, elle n’en a plus… Notre objectif n’est pas de déraciner tout ce qui est russe en Arménie. Au contraire, nous sommes intéressés par les investissements russes, français, européens, américains et autres. Aujourd’hui, il y a des hommes d’affaires qui s’intéressent à l'investissement en Arménie et nous allons les accompagner.
Dès les premiers jours de la « révolution de velours », laRussie n'est pas intervenue dans les affaires intérieures de l’Arménie, signifiant que Moscou respecte la souveraineté de notre pays. Ce n’est pas seulement notre sentiment. C’est la déclaration des autorités russes et constitue la base de notre relation. Concernant nos relations avec la Géorgie et l’Iran, nos deux pays voisins, nous ne voulons pas qu’elles soient conditionnées par un pays tiers. C'en est de même pour nos relations avec la Russie.

Peut-on s’attendre au changement de la politique vis-à-vis de la Turquie voisine avec laquelle l’Arménie n’a pas de relations diplomatiques ?

Je ne pense pas qu’il puisse y avoir de changement de la politique de l’Arménie, étant donné que dans ce cas précis le changement est nécessaire de la part de la Turquie. L’Arménie a toujours déclaré qu’elle est prête à établir des relations sans aucune condition préalable. Là aussi, nous considérons que nos relations avec Ankara ne doivent pas dépendre de nos rapports avec un pays tiers. La Turquie pose ses conditions liées aux relations entre notre pays et l’Azerbaïdjan.

Les relations avec l’Azerbaïdjan sont marquées par le conflit autour du Haut-Karabakh (enclave arménienne en Azerbaïdjan autoproclamée indépendante en 1991, ndlr.). Depuis 1998 c’est l'Arménie qui la représente dans les pourparlers. En arrivant au pouvoir, vous avez annoncé que le Haut-Karabakh doit revenir à la table des négociations. Bakou s’y oppose. Quelle est votre formule magique de la résolution du conflit comparée à celles qui n’ont pas marché depuis 25 ans ?

La République d’Arménie est garante de la sécurité du Haut-Karabakh, et il n’en ressort pas que la République d’Arménie est autorisée de parler au nom du Haut-Karabakh dans le processus de négociations. Le Haut-Karabakh a été reconnu comme partie de plein droit au conflit dans le document final du sommet de Budapest du 6 décembre 1994. Robert Kotcharian, ayant été président élu du Haut-Karabakh et par la suite président d’Arménie, s’est réservé le droit de parler à la fois au nom de l’Arménie et du Haut-Karabakh. De la même manière, Serge Sarkissian, ayant été aux sources de l’autodéfense du Haut-Karabakh. En revanche, le peuple du Haut-Karabakh ne m’a pas autorisé à parler en son nom. Je suis le Premier ministre d’Arménie et ne peux parler qu’au nom de l'Arménie. Les Arméniens du Karabakh ne participent pas aux élections et à la formation du pouvoir en Arménie. Si nous négocions pour résoudre le problème, alors il faut que toutes les parties du conflit soient incluses dans les négociations. Je pense que l’obstacle essentiel pour la résolution du problème n’a pas tellement été l’absence d’une formule magique quelconque, mais bel et bien l’absence de l'une des parties du conflit du processus de négociations. Si Bakou veut sincèrement régler le problème, il devrait être alors intéressé de voir le Haut-Karabakh revenir à la table des négociations.
 

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