Interviews et conférences de presse

Interview du Premier ministre Nikol Pashinyan accordée au magazine Nouvelle d'Arménie

31.08.2019

Nouvelles d’Arménie Magazine : Quand cette interview sera publiée, nous serons au 500ème jour de votre accession au pouvoir. Vous avez l’écrasante responsabilité de porter le destin de l’Arménie. Est-ce que les choses se passent comme vous l’imaginiez ? Qu’est-ce qui s’est avéré le plus facile ? Le plus compliqué ?

Nikol Pachinian : Je pense que les catégories de «facile » ou « difficile » ne sont pas opérantes pour cette question. Dans la gestion d’un pays, en règle générale, il n’y a pas de tâches faciles, tout comme on ne peut pas considérer le gouvernement d’un état comme une difficulté. Comme toute activité, gouverner constitue un ensemble où les différents aspects sont imbriqués de manière indissociable. La plus grande réussite, j’ai déjà eu l’occasion de le souligner, est l’instauration de la démocratie en Arménie. Quand je parle de démocratie ce n’est pas au sens étroit du concept. Dans votre question vous dîtes que j’ai pris sur mes épaules la responsabilité de l’Arménie ; oui, c’est vrai, je n’ai jamais fui et ne fuirai jamais mes responsabilités. L’idée de la démocratie doit être la suivante : l’Arménie n’est pas une dictature, elle n’est pas dirigée par un régime autoritaire. Mon message fondamental, celui que je porte depuis le début de ma carrière politique dans l’opposition, et même avant, est que chaque citoyen, chacun de nous a sa part de responsabilité dans sa vie quotidienne. Bien entendu, selon l’activité, les responsabilités de certains sont plus visibles.

Les réalités, les processus commencent à petite échelle, se développent et parviennent à un point culminant. Il en va de même pour la révolution de velours. Certes, c’est moi qui ai initié le processus qui a abouti à la révolution, mais si nous observons plus attentivement notre société, nous voyons que ce processus avait débuté il y a très longtemps. Les germes étaient présents, à l’échelle moléculaire, dans différents domaines : économique, social, etc. ; et leur évolution a permis d’atteindre le but. Evidemment, dans ce processus, certains aspects sont plus perceptibles que d’autres. Ma vision du développement de la l’Arménie est la suivante : les victoires que nous devons emporter ne doivent pas être uniquement générées par le gouvernement en direction du peuple. Elles doivent se réaliser dans les deux sens. Cela ne se fera de façon coordonnée que s’il existe une certaine entente entre le gouvernement et le peuple, et que si leurs aspirations, leurs objectifs et leurs pensées coïncident. Aujourd’hui, la grande spécificité de l’Arménie est là ! Le gouvernement veut ce que souhaite le peuple, le gouvernement pense de la même manière que les citoyens, pas la totalité des citoyens bien entendu, mais du moins la majorité. L’un des obstacles aux changements, l’une des grandes difficultés vient du système de corruption généralisée dans lequel a vécu l’Arménie durant de longues années. La micro corruption était un mode de fonctionnement naturel au quotidien : les petits problèmes se réglaient par cette micro corruption. Du jour au lendemain la situation a changé. Les problèmes ne trouvent plus de solution par la corruption, et donc parfois ne se règlent plus du tout. Pourquoi ? Parce que tout le système étatique a été habitué à ce mode de fonctionnement. Les lois étaient écrites, je le répète, pour satisfaire l’Europe et non pour régir les rapports sociaux ; la loi n’était qu’une façade et derrière cette façade les questions se réglaient par de la petite ou grande corruption. Aujourd’hui, nous avons fait une croix sur ces pratiques, et nous essayons de bâtir la vie du pays en respectant les lois. Mais, on s’aperçoit que ces lois ne sont pas conçues à cet effet, et qu’il n’est donc pas possible d’organiser les choses de manière productive. Par conséquent notre plus grand défi est désormais de faire correspondre les lois à notre réalité, à nos aspirations profondes.

N.A.M. La grande question qui préoccupe les Arméniens touche à la sécurité. Que pouvez-vous leur dire qui pourrait les rassurer ? D’où viennent selon vous les principales menaces pour le pays ?

N.P. : Tant que la question du Karabagh n’est pas résolue il est prématuré de parler d’un mécanisme de dissipation de ces inquiétudes. Nous avons un conflit, ce conflit n’est pas réglé. Si nous sommes un peuple avec une pensée stratégique, et je suis persuadé que nous le sommes, nous ne pouvons pas résoudre les problèmes à court terme, à la petite semaine. Nous devons comprendre que nous avons un problème dont la solution nécessite de réunir l’ensemble du potentiel de la nation. Pour cela, en premier lieu, il faut que la société et l’économie de l’Arménie soient compétitives, inclusives et en développement permanent. Nous devons assurer, avec le plus grand sérieux, notre progrès économique. La question du Karabagh ne peut se résoudre par les seules voies diplomatique ou militaire prises séparément. Il faut la combinaison d’un ensemble plus large au centre duquel il y a une économie forte et compétitive, une communauté puissante, et un pays doté de technologies de pointe. Je l’ai déjà dit à maintes reprises, notre projet consiste à faire comprendre à tous nos adversaires potentiels que nous sommes, en tant que peuple tellement rassemblé, en tant que société tellement unie, en tant qu’Etat tellement fort, qu’il serait insensé de nous faire la guerre car l’issue du conflit serait leur défaite. Nul besoin de se rassurer ni de se tranquilliser mutuellement. Nous devons comprendre que nous avons un problème et que ce problème nous concerne tous. Bien entendu sa solution revient en priorité au gouvernement et au premier ministre en personne. Je conçois ma tâche non pas comme la simple réunion des forces potentielles nationales, il ne s’agit pas de se réunir pour se réunir, vous savez on peut aussi se réunir pour faire la fête. Ma tâche consiste à créer de vraies opportunités pour réunir et développer notre potentiel national.

N.A.M. : Si on vous comprend bien vous liez la question de la sécurité à celle du développement économique ?

N.P. : Oui sans conteste. D’ailleurs on ne peut la lier à aucun autre domaine de manière aussi étroite. Disposer d’une diplomatie efficace, d’une armée puissante dépend des moyens que génère notre économie. Et comment est structurée notre économie ? On ne peut pas gérer un conflit militaire et des problématiques géopolitiques en nous appuyant sur une économie basée sur l’exportation d’abricots ! Ne vous méprenez pas, je pense que l’agriculture est importante, elle représente 14% de notre PIB. Mais ce n’est pas là l’économie d’un pays en conflit. Les volumes de la production agricole doivent augmenter car il y a encore de nombreuses terres non cultivées dans notre pays, etc. Il faut augmenter la production agricole mais sa part dans le PIB doit diminuer. Le secteur agricole doit multiplier par 10 ses volumes de production et ses exportations mais doit dans le même temps voir son poids spécifique ramené de 14% à 1% de notre PIB, avec toutes les conséquences que cela entraîne. Même chose pour l’exploitation minière.

N.A.M. : A ce propos, que comptez-vous faire pour diminuer la dépendance de l’économie arménienne à l’exploitation minière ?

N.P. : La seule voie possible est le développement des technologies et des industries de la transformation et je pense qu’un jour, je ne sais pas à quelle échéance, il faudra envisager une loi pour interdire l’exportation des matières premières et des minerais d’Arménie. Mais cela ne sera possible que lorsque nous aurons chez nous de grandes fonderies, des usines de traitement du molybdène et de toute la production minière. Tel est le chemin que nous devons et nous allons emprunter. Aucun pays sous-développé n’a jamais réussi à défendre les intérêts de son peuple dans un conflit. Tout est lié à la bonne santé économique. Nos yeux doivent rester rivés sur les progrès de notre économie. Au premier trimestre 2019, selon les statistiques officielles d’Eurostat, l’Arménie a connu la plus forte croissance de tous les pays européens. Nous ne devrions pas trop nous réjouir puisque nous partons de très bas. Mais c’est un très bon signe, bien réel. Quelle est la plus grande réussite de notre gouvernement aujourd’hui ? Et bien, la plus grande réussite c’est que nous soyons passés d’une économie oligarchique à une économie inclusive qui permet à chacun d’entreprendre. Aujourd’hui l’économie est libre. Quel que soit le secteur d’activité il n’existe plus aucune restriction. Il y a peu encore, pour produire, importer ou exporter, il fallait se soumettre aux règles édictées par les oligarques. Mais cela est bien terminé, ces obstacles ont été levés. A présent, tout un chacun peut investir, travailler, faire valoir son talent. D’un point de vue politique, il n’y a donc plus aucun obstacle. Par contre, bien entendu d’autres écueils subsistent : l’accès aux financements, des taux d’intérêt trop élevés, des infrastructures déficientes, des routes à construire etc. C’est tout cet écosystème que nous devons bâtir. C’est ce que nous essayons de faire.

N.A.M. : On constate que les relations avec les autorités de l’Artsakh se sont refroidies ? Quels sont les points de litige ?

N.P. : Je pense qu’il n’est pas correct de dire que nos relations avec l’Artsakh se sont refroidies car tous les jours des dizaines de fonctionnaires sont en contact permanent, oeuvrent ensemble, etc. Il faut dire clairement les choses, les autorités artsakhiotes ont très longuement travaillé avec l’ancien gouvernement avec toutes les conséquences que cela peut avoir. Aujourd’hui il y a un nouveau gouvernement en Arménie et naturellement sur certaines questions il y a dissonance. Il faut agir pour supprimer ces dissonances. Le meilleur moyen pour y parvenir ce sont les élections présidentielles et législatives qui vont se dérouler l’année prochaine en Artsakh. A l’issue de ces élections qui doivent être libres et démocratiques ces dissonances devront être levées.

N.A.M. : Est-ce à dire que le statu quo va prévaloir dans vos relations jusqu'à ces élections ?

N.P. : Nos relations changent tous les jours. Elles évoluent en bien. Chaque jour nous exposons des questions de principe et nous leur trouvons des réponses. Nous pensons qu’en Artsakh les améliorations doivent être du même ordre et suivre le même tempo qu’en République d’Arménie. Après tout, ne parle-t-on pas d’unité ? Cette unité doit s’incarner d’abord par une harmonie politique et sociale. Maintenant il s’agit d’établir une harmonie dans la sphère politique, dans le contenu politique entre la République d’Arménie et l’Artsakh ; je dois dire que je suis persuadé que les communautés d’Arménie et d’Artsakh sont déjà en harmonie, reste à harmoniser leurs systèmes de gouvernance. Et cette harmonisation doit s’approfondir davantage chaque jour, à chaque pas accompli. Dans ce processus, naturellement, il y a des différences d’approche. Mais que voulons-nous faire ? Souhaitons-nous procéder comme avant ? Cacher les problèmes ? Eviter d’en parler ? Porter des toasts et faire comme si de rien n’était ? Nous continuerons de porter des toasts mais uniquement autour de la table. Pour le reste nous nous parlons directement, en toute franchise, et nous agissons.

N.A.M. Pensez-vous avoir réussi à surmonter les suspicions qui ont pu naître chez notre partenaire stratégique russe à la suite de la révolution de velours ? L’Arménie est-elle toujours un partenaire stratégique fiable de la Russie et vice versa ?

N.P. : La manière de formuler votre question laisse entendre que la Russie a des droits légitimes de suspicion à l’endroit de l’Arménie et que nous, de notre côté, nous n’en aurions pas. La Russie serait toujours en droit de douter et nous, nous serions dans la position de celui dont on doute. Et pourquoi personne ne s’interroge pour savoir si oui ou non des doutes mutuels existent dans les relations Arménie / Russie ? Par exemple quand la Russie vend des armes à l’Azerbaïdjan doit-on douter oui ou non ? Je veux dire par là qu’il faut que nous nous affranchissions de nos complexes séculaires. Nous sommes des partenaires souverains. Et s’ils ont le droit de douter de nous, nous, de notre côté, nous avons autant le droit de douter d’eux. De manière générale je pense que c’est sur cette base très importante que nos relations doivent sans cesse se développer et s’améliorer. Nous devons instaurer des relations respectant la dignité de chacun. Et je suis convaincu qu’aujourd’hui nos relations sont empreintes de cette dignité. Nous avons tout autant le droit de suspecter quelqu’un, qu’il a le droit de nous suspecter. Si quelqu’un pense que nous n’exerçons pas à un niveau correct nos devoirs de partenaire, nous sommes autorisés à en penser autant. Que personne ne croie que la dissipation des doutes doit faire partie uniquement de notre agenda.

N.A.M. : Est-il possible d’être à la fois un partenaire stratégique de la Russie et de défendre dans le même temps les valeurs occidentales telles que la démocratie, la liberté de la presse, etc. ?

N.P. : Rappelons-nous d’Israel Ory. Il a commencé son voyage en Europe, il a fait le tour des capitales européennes, puis est allé en Russie et par son activisme a réussi à convaincre la Russie d’intervenir dans notre région. D’autres pays étaient prêts à jouer ce rôle, mais pour diverses raisons cela ne s’est pas produit. Pourquoi donnons-nous tant d’importance à notre relation stratégique avec la Russie ? Car nous avons toujours considéré la Russie comme une force qui a introduit les valeurs européennes dans notre région. Ce fait est très important. Nous n’avons pas demandé l’intervention d’un état arriéré d’Asie mais bien celle de la Russie. Nous avons invité la Russie car c’était un des pays européens les plus progressistes et les plus dynamiques. Qu’a fait Pierre le Grand ? Pourquoi envoyait-il ses jeunes étudier en Europe ? Pourquoi a-t-il adopté les valeurs européennes ? Pourquoi ne les a-t-il pas envoyés vers d’autres destinations ? Qu’est-ce que signifient les valeurs européennes et les valeurs russes ? La Russie d’aujourd’hui est-elle celle de Pierre le Grand, de ses valeurs, oui ou non ? Si oui, il n’y a aucune contradiction entre les valeurs de la Russie et les valeurs occidentales. Le fait est qu’en Europe même, on ne conçoit pas les choses de la même manière ; la Pologne a sa propre approche des valeurs européennes, la France a la sienne, la Grande Bretagne aujourd’hui opte pour le Brexit. Qu’est que cela signifie ? Ces mêmes valeurs européennes ne sont pas que des valeurs européennes ; elles sont aussi les nôtres. Pourquoi ? Parce que nous aussi nous avons eu une très grande part dans l’élaboration de ces valeurs. Le Livre des Lamentations de Grégoire de Nareg a eu une énorme influence sur la réalité de l’Europe actuelle. Pour moi, les valeurs européennes sont nos valeurs, comme elles sont celles de la France, de la Grande Bretagne et de la Russie ; car nous les avons créées ensemble. Donc notre but n’est pas de mettre en œuvre les valeurs européennes en Arménie, notre but consiste à mettre en œuvre nos valeurs que nous avons élaborées et mixées dans la même casserole européenne pour donner naissance à un tout. Il s’agit de nos valeurs ; et notre révolution en est le meilleur témoignage. Comment est-il possible que nous ayons réalisé la révolution la plus démocratique d’Europe ? Parce que la démocratie est la valeur imprimée dans notre code génétique. Sous la première république d’Arménie, les femmes avaient déjà le droit de vote, alors que dans beaucoup de pays du monde civilisé les femmes ne disposaient pas de ce droit. Au cœur même de l’Europe, jusqu’aux années ’60 les femmes n’avaient pas ce droit. Alors pouvons-nous dire que c’est nous qui avons exporté cette valeur vers l’Europe ?

N.A.M : Nous observons un rapprochement entre la Turquie et la Russie, cela constitue-t-il une menace pour l’Arménie ?

N.P : J’ai déjà répondu à cette question dans une de mes précédentes réponses.

N.A.M : Est-ce que les sanctions américaines qui frappent l’Iran gênent l’Arménie ?

N.P : Je ne souhaite pas faire d’annonces tonitruantes mais je crois que notre diplomatie a emporté une victoire très importante à ce sujet : il semble que nos partenaires américains ont vraiment bien saisi la question. Ils commencent à comprendre que l’Iran vu de Washington est une chose et vu d’Arménie en est une autre.

N.A.M : Le comprennent-ils vraiment ?

N.P : Nos derniers contacts montrent que oui. Ce qui ne signifie pas que leur attitude à l’égard de l’Iran change pour autant.

N.A.M : Exercent-ils des pressions sur l’Arménie, sur ce sujet ?

N.P : Je peux dire qu’en ce moment, nous ne sommes pas soumis à ce genre de pression. L’Arménie ne subit pas de pression en tant qu’Arménie, mais elle fait partie de la communauté internationale, tout en étant un pays voisin de l’Iran. Je veux dire par là qu’il n’y a pas une approche uniforme ou monolithique et je suis heureux de voir que notre partenaire américain, a semble-t-il saisi avec davantage de profondeur le contexte dans lequel se situe l’Arménie.

N.A.M. : La survie de la révolution ne dépend-elle pas aussi de la réduction des inégalités ? Votre approche libérale et pro-business de la politique est-elle une première étape ? Sera-t-elle suivie d’une prise en compte des questions sociales plus tard ?

N.P : Pourquoi plus tard ? Nous sommes déjà en train de résoudre les problèmes liés aux inégalités. Dès le début de cette année, les allocations et les minima sociaux ont été relevés pour correspondre au panier de consommation des ménages ; les soldes des militaires ont été augmentées ; dès le 1er septembre les salaires des enseignants suivront le même chemin ; le 1er janvier prochain les pensions de retraite seront revues à la hausse ; le micro-business a été totalement exonéré de taxes ; dès le 1er janvier les revenus de 140 000 salariés augmenteront grâce à des modifications opérées dans le code fiscal ; depuis juillet 2018 les revenus de plus de 200 000 salariés ont eux aussi augmenté grâce à une réforme du système de pension de retraite par capitalisation. Nous avons ouvert et étendu l’accès à des champs d’activité. Une des caractéristiques du système de corruption en vigueur à l’époque, était de maintenir les gens dans la pauvreté et sans protection sociale, pour être en mesure au moment des élections d’acheter leur vote contre 5000 drams et de parvenir ainsi à gagner l’élection. La démocratie n’a pas besoin d’un tel système, elle nécessite des personnes économiquement autonomes. Nous disons ceci aux gens : lorsque pendant 20 à 25 ans, les oligarques vous ont distribué du riz gratuitement, en vous faisant croire qu’ainsi ils assuraient votre bien-être, ils vous ont trompés ! La seule méthode pour assurer votre bien-être économique est le travail ! Nous disons aux gens regardez ce que nous faisons, jugez sur pièces : nous libérons le micro-business de toutes les taxes, nous instaurons la gratuité de tous les soins médicaux pour les jeunes de moins de 18 ans sur tout le territoire national, nous étendons le spectre des soins gratuits pour les couches défavorisées, pour les militaires et pour les plus fragiles. Le système d’allocations sociales évolue pour que chacun bénéficie du minimum vital. Nous disons aux gens : nous résolvons pour vous le problème de l’accès aux soins médicaux, à une consommation minimale. En matière d’éducation nous agissons pour qu’aucun étudiant ne soit écarté d’un cursus à cause de difficultés financières. Mais nous leur disons aussi que c’est à vous de vous prendre en charge, de prendre en charge les soucis de votre famille. Vous ne pouvez pas interpeller le gouvernement pour lui dire : « donne-moi une chaise ». Le gouvernement dit : « nous assurons la protection maladie pour toi et tes enfants, nous te garantissons un revenu minimum pour que tu n’aies pas faim, à toi de travailler et de te procurer ta chaise. Tu ne peux pas demander au gouvernement de t’acheter une télé ! Tu dois travailler et acheter ta télé avec tes propres moyens ». La tâche du gouvernement est de créer les conditions favorables au développement de l’emploi. Il y a aujourd’hui en Arménie des milliers de postes vacants. Avec cette même approche nous introduisons une réforme fiscale. Aujourd’hui, en Arménie il existe trois tranches d’imposition sur le revenu qui se décomposent ainsi : 36% pour les hauts revenus, 27% les revenus moyens et 23% les plus bas. Nous ramenons cet impôt à un taux unique de 23% pour tous et dans les cinq ans à venir nous l’abaisserons à 20%. Certains nous accusent de mener une politique favorable aux plus riches. Nous répondons oui, effectivement, car celui qui a de hauts revenus a étudié durant de longues années, il n’a pas passé son temps accroupi à ne rien faire sous un arbre, excusez-moi si je suis dur ; mais enfin, celui qui a étudié nuit et jour pour obtenir une éducation compétitive est en droit de récolter le fruit de ses efforts. C’est comme cela que je conçois l’avenir de l’Arménie. Il ne doit plus y avoir d’ouvriers sans qualification en Arménie. C’est ce message que nous devons transmettre aux jeunes.

N.A.M. : L’objectif est clair mais il faudra du temps avant de l’atteindre. Que vont devenir ces travailleurs sans qualification pendant ce temps ?

N.P. : Pour une partie de ces travailleurs les mesures prises en faveur du micro business, la suppression de tous les impôts, sont une réponse à ces problèmes. Nous disons à ces gens : il n’est pas normal qu’une personne travaille 5 ans, 10 ans pour percevoir un revenu mensuel de 60 000 drams (ndlr environ 120 €). Nous disons à cette personne que ce revenu n’en est pas un, il n’assure pas ton avenir. Nous te libérons de l’impôt, nous te proposons des prêts à taux préférentiels, entreprend, met en œuvre ta créativité, crée ta propre entreprise et gagne non pas 60 000 mais 70 000, 100 000 drams ou plus. Ne serait-ce que dans le secteur touristique, depuis le début de l’année, les touristes ont dépensé en République d’Arménie 120 millions de dollars de plus que l’année dernière, à période équivalente. Nous disons à cette personne va travailler et prend ta part de ces 120 millions de dollars plutôt que de te contenter de 60 000 drams toute ta vie. Notre choix stratégique est de développer les industries de transformation, nous conduisons une politique tournée vers les hauts revenus, nous diminuons les impôts pour que les chefs d’entreprise puissent augmenter les salaires de leurs employés.

N.A.M. : Comment pouvez-vous d’un côté baisser les impôts et de l’autre mener une politique sociale ? Comment financez-vous ces mesures ?

N.P. : Nous le faisons déjà. Dans la République d’Arménie l’économie souterraine était présente dans des proportions épouvantables. Grâce à la lutte contre cette économie souterraine nous avons pu obtenir, pendant le premier semestre de cette année, 120 millions de dollars de rentrées budgétaires supplémentaires. Grâce à cette hausse nous avons pu augmenter les soldes de nos militaires, par exemple.

N.A.M. : Vous avez donc les moyens de votre politique.

N.P. : Bien entendu. Nous disons aux citoyens, vous ne pouvez pas d’un côté aller faire vos courses sans demander un ticket de caisse et de l’autre, exiger l’augmentation des pensions de retraite! Avec quels fonds voulez-vous qu’on les augmente ? Le trésor public est cette caisse collective à laquelle nous apportons tous notre contribution.

N.A.M. : Permettez-nous d’insister, mais la politique de baisse d’impôt ne bénéfice-t-elle pas essentiellement aux plus riches ? Ne creusera-t-elle pas davantage l’écart entre les riches et les pauvres ?

N.P. : Non. Nous pensons que la différence entre riches et pauvres doit diminuer. Nous pensons que les pauvres doivent devenir riches. C’est cela l’avenir de l’Arménie. Nous devons favoriser le business, développer l’économie, diminuer la part de l’agriculture et augmenter celle de l’industrie. Nous devons renforcer le système éducatif. Nous voulons transformer l’Arménie en paradis pour les talents. Nous sommes convaincus que chaque personne est douée de talents et par conséquent notre tâche consiste à aider chaque individu à déployer son talent. Si tout un chacun ne peut devenir riche il peut du moins avoir une vie économiquement décente. L’Arménie est un pays où chacun doit avoir droit au bien-être et cela se fera par l’éducation, par le travail et par le respect de la légalité. Ce sont ces trois piliers qui vont nous permettre d’atteindre notre objectif. Je veux revenir sur la situation du travailleur non qualifié. Nous lui disons : « si, par malheur, ton enfant tombe malade, c’est notre problème et pas le tien. D’ailleurs nous sommes en train de réformer le système des allocations, de sorte que l’enfant devienne le récipiendaire de l’aide et non pas le parent, afin que ce dernier se sente libre d’aller travailler ; car notre système est ainsi fait qu’au-delà d’un seuil de revenus, les avantages sociaux disparaissent. Nous lui disons « ce n’est pas toi le bénéficiaire des allocations, donc tu peux aller travailler tant que tu veux, nous donnons des allocations à ton enfant jusqu’à sa majorité ; nous prenons en charge la santé et la scolarité de ton enfant, tes propres dépenses médicales aussi. Sois en bonne santé, travaille et gagne ta vie »

N.A.M. : Quelles sont les mesures incitatives que vous envisagez pour le retour des Arméniens. La Constitution actuelle empêche l’accès aux plus hautes charges publiques pour les arméniens porteurs d’une double nationalité. Une réforme est-elle envisagée ?

N.P. : J’ai déjà dit que nous allons modifier cette loi mais je veux aussi que vous compreniez que notre agenda de réforme est très chargé. Si nous essayons de résoudre tous les problèmes simultanément, nous n’en résoudrons aucun. Malgré l’obstacle constitutionnel, nous comptons quand même dans nos rangs nombre de hauts fonctionnaires qui sont retournés en Arménie. Certes ils ne sont pas ministres mais ils sont vice-ministres ou ont été nommés à des postes de responsabilité. Et ce processus va s’amplifier. Mais j’ai déjà dit à maintes reprises que nous devons changer absolument la constitution afin de lever les obstacles que constituent la nationalité ou la résidence permanente pour ainsi ouvrir les portes du gouvernement et de l’Assemblée Nationale aux arméniens de la diaspora. Cependant, nous devrons faire cette réforme en élaborant des conditions de telle sorte que la République d’Arménie en tant que structure étatique ne perde pas sa spécificité.

Le meilleur moyen d’encourager le retour des arméniens de la diaspora c’est l’existence même d’une patrie, au sens propre comme au sens figuré. La meilleure incitation c’est de faire en sorte que chaque arménien, chaque jour qui passe, considère davantage l’Arménie comme étant sa patrie. Malheureusement, j’ai pu constater que certains de nos compatriotes originaires d’un pays, qui ont dû s’installer dans un autre pays, considèrent le pays où ils sont nés comme leur patrie, par exemple le Liban, la Syrie, etc. Un Arménien n’a pas d’autre patrie que la République d’Arménie, et je pense que la révolution de velours a joué un rôle important sur ce plan-là aussi, puisque chaque arménien a eu l’opportunité d’y participer, à travers les réseaux sociaux entre autres. Ce sentiment d’appartenance à la patrie doit s’amplifier. Et lorsque nous parlons du système inclusif, entrepreneurial, etc. nous parlons aussi de la diaspora. Notre but est de créer des conditions pour que les investisseurs de la diaspora affluent en République d’ Arménie.

Aujourd’hui une nouvelle étape commence. Dans les relations Arménie/diaspora, je distingue trois étapes, même si bien entendu ces étapes sont imbriquées les unes dans les autres. La première étape je la situe après l’effondrement de l’URSS pendant la période de guerre, où le pays avait besoin d’une aide sociale vitale, et nous devons reconnaître que l’aide de nos compatriotes de la diaspora qui nous envoyaient des vêtements, des denrées alimentaires, de l’eau, de l’argent, de l’aide humanitaire etc., nous a véritablement sauvés. Cette étape a atteint son objectif et elle est terminée. La deuxième étape a débuté lorsque dans la diaspora a mûri l’idée que l’aide humanitaire ne suffisait plus et qu’il fallait surtout réaliser des programmes de développement. Je dis «surtout » parce que cela n’exclut pas les autres types d’aide, parce que ce découpage n’est pas étanche et ces apports peuvent être souvent entremêlés. Ces programmes se sont incarnés dans des réalisations telles que TUMO ou le SMART Center, des programmes éducatifs, et d’autres projets de cet ordre. La troisième étape, est celle de la participation de la diaspora au renforcement de l’économie de l’Arménie, pour la transformer en un pays technologique et industriel. Car en matière d’investissement, de nouvelles technologies et de Capital Risque les arméniens ont une immense influence. L’enjeu pour nous est de créer les conditions pour que cette influence puisse contribuer au développement économique de l’Arménie.

N.A.M. : Imaginons, M. le Premier Ministre, que je sois un chef d’entreprise désireux d’investir en Arménie, à qui dois-je m’adresser ? Comment dois-je procéder concrètement ?

N.P. : D’abord je tiens à dire que si vous souhaitez vous installer en Arménie vous n’avez aucune démarche à entreprendre. Vous venez, vous achetez un bien immobilier, si vous le souhaitez, et vous vous installez. Ce que font nombre de nos compatriotes. Si l’on compare les chiffres de cette année à ceux de l’an passé, nous constatons une hausse de 11,1% des volumes de transactions immobilières. Les prix des biens immobiliers augmentent de manière continue car la demande en appartement est forte. En ce qui concerne les investissements, nous avons deux structures qui s’adressent à deux types d’investisseur : les gros investisseurs et les petits. Pour les gros investissements un bureau dédié a été créé il y a quelques mois, sous la direction de David Papazian, il s’agit du Fonds d’Intérêts Nationaux Arméniens*. Toutes les questions qui touchent aux investissements d’un certain niveau, sont traitées par cet organisme. En ce qui concerne les petits et moyens investisseurs nous avons une autre structure: le Centre National de Développement des Petites et Moyennes Entreprises**.

N.A.M. : Mais n’est-ce pas là une manière de limiter le rôle de la diaspora au seul champ économique ? Que faites-vous des autres domaines ? La diaspora a toujours représenté un potentiel politique, un lobby. Que faites-vous de cet aspect ?

N.P. : Il n’y a aucune objection concernant les activités de la diaspora dans les autres domaines. Je ne mets nullement en cause le reste des champs d’action de la diaspora. Tout ce que je dis, vient s’ajouter à ce qui est déjà accompli, sans rien retirer à ce qui s’est fait jusqu’ici. Il est extrêmement important de le souligner. A titre d’exemple, ce que nous faisons pour la reconnaissance internationale du Génocide, pour le Karabagh et de manière générale le lobbying en faveur de l’Arménie sont bien entendu des directions importantes à poursuivre. Mais nous devons aussi évaluer la réalité qui prévaut en diaspora et nous demander si le potentiel de la diaspora est utilisé efficacement de façon productive. Vous savez, ce n’est pas bien vu de tenir de tels propos mais…

N.A.M. : Est-ce que l’action de la diaspora correspond aux attentes de l’Arménie ? Dans quels domaines pensez-vous qu’elle devrait davantage s’impliquer ?

N.P. : Je vais vous dire quel est le problème que nous rencontrons avec la structure de la diaspora. Il y a 30 ans 90% des arméniens de la diaspora étaient impliqués dans les organisations que nous connaissons, les grandes institutions de la diaspora. Aujourd’hui 90% de la diaspora est en dehors de ces structures ; c’est-à-dire que nous n’avons plus de liens de communication concrets avec 90% des arméniens de la diaspora. Il faut remédier à cela. Nous avons opéré des changements au sein de la structure gouvernementale, le ministère de la diaspora a disparu et a été remplacé par un haut-commissariat. La tâche numéro un de ce haut-commissaire est la suivante : cartographier le potentiel de la diaspora arménienne partout dans le monde afin que nous n’ayons besoin que d’une poignée de secondes pour résoudre concrètement un problème quel que soit le domaine, quel que soit le pays. Il faut qu’en quelques secondes nous puissions savoir dans n’importe quel domaine qui sont les arméniens présents dans un pays donné, connaitre leurs statuts, leur niveau d’influence, etc. Nous devons être en contact avec tous, nous devons avoir la possibilité de nous mettre en relation avec chaque arménien individuellement où qu’il se trouve en moins de quinze minutes, pouvoir l’appeler et lui parler. Nous devons disposer d’un système nous permettant d’avoir sous la main la liste des noms et des numéros de téléphone des personnes capables de résoudre des problèmes qui surgissent, que ce soit dans le domaine politique, économique, culturel ou autre. Notre Etat existe depuis 30 ans et nous avons échoué dans cette entreprise. Certes nous avons des informations sur le cercle le plus actif de la diaspora, et c’est très bien, mais cette frange ne constitue pas la totalité. Par conséquent, la politique élitiste à l’égard de la diaspora doit changer, à l’image des transformations qu’a connues l’Arménie. Aujourd’hui en Arménie les décisions ne sont plus prises au sommet par un groupe restreint de dirigeants ; désormais c’est le peuple qui décide et le peuple entier est impliqué dans les processus politiques et économiques du pays. Et bien, la même chose doit se produire en diaspora.

N.A.M. : Dans vos récentes interventions, vous avez évoqué l’idée d’un budget pan arménien ? Qu’est-ce que cela signifie ?

N.P. Pour l’instant il ne s’agit que d’une idée. Vous savez quand nos rivaux, nos adversaires entendent parler de la diaspora arménienne, ils sont impressionnés et terrifiés. Puis, ils essaient de comprendre ce qu’est la diaspora arménienne ; ils entendent « vous savez le Fonds Arménien a organisé un téléthon et a récolté 15 millions de dollars pour les besoins de l’Arménie ». Les gens se disent comment une telle structure « mythique » ne récolte que 15 millions de dollars ? 15 millions de dollars c’est ce qui tombe des poches d’un entrepreneur moyen de l’industrie pétrolière azerbaïdjanaise. Moi, je dis, arrêtons de nous mystifier ! Notre potentiel n’est pas là! Comment en sommes-nous arrivés là ? Oui, moi je vous dis que nous avons besoin d’un budget national, un budget qui, du moins, ne soit pas inférieur au budget de l’Etat Arménien. Mais pour cela nous devons mener de très sérieuses réformes structurelles y compris en diaspora, afin que le pouvoir réel de la diaspora corresponde à l’image qu’elle a non seulement auprès des Arméniens mais partout dans le monde. Malheureusement, plus ça va, plus nous sommes en train d’user cette image au lieu de la renforcer. Moi je dis : essayons de mettre fin à cette usure.

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